30 novembre 2021

Débandade ou la masculinité et sa déconstruction

Arrivée parmi les derniers spectateurs, je prends une place juste devant la régie, ce qui me permet de prendre de la hauteur sur la pièce chorégraphique d’Olivia Grandville.

Un podium bleu est installé au milieu, un rideau du même bleu derrière, et une espèce de moquette rose recouvre la scène. Une fausse tête de biche (étant assez loin, je ne suis pas certaine que ce soit une biche) était posée par terre, à droite.

Discrètement, les sept danseurs apparaissent sur scène. Première surprise pour un spectacle de danse : l’entrée se fait en silence. Silence qui permet de donner plus de poids aux corps et à ses mouvements il me semble. Pas de doutes, Débandade ne sera pas une création chorégraphique comme les autres. Les danseurs sont en slip, chaussures aux pieds, et marchent, ou plutôt crânent, fiers de leur statut d’homme. Évidemment, c’est risible, évidemment que c’est ironique et que l’on rit. On rit des carcans absurdes, la plupart du temps caricaturaux et qui étriquent les corps et notre façon de penser (le genre).

Les sept danseurs se dirigent vers le DJ et c’est parti.

Personnellement, j’ai davantage ressenti que regardé Débandade. Je me souviens avoir vu une diversité de tableaux, qui tour à tour viennent tourner en ridicule, exagérer, critiquer la masculinité, qui est instaurée depuis des siècles dans nos sociétés, bien que les codes changent au fur et à mesure des époques.

J’ai particulièrement apprécié les apartés filmés, où chaque danseur vient évoquer son rapport à la masculinité, à la virilité, aux femmes aussi. Tour à tour, l’un d’entre eux s’éclipse derrière le rideau, et se retrouve face à nous, sur l’écran à gauche. Ce dispositif m’a fait penser à un photomaton.

C’est à travers l’intime de chacune des histoires des danseurs que la chorégraphe aborde ce thème sociétal qui dérange, qui questionne, qui fait encore beaucoup de dégâts collatéraux, tant sur les femmes que les hommes. Et Olivia Grandville a le mérite de mettre en lumière ces dégâts collatéraux sur les hommes, encore trop peu exprimés.

Par bribes toujours, ici ou là, délicatement, chacun va évoquer ses premiers souvenirs avec la danse, son rapport avec elle.

Dans ce spectacle sont distillés de nombreux « pseudo-attributs » liés à la masculinité, qui nous sont imposés comme tels en tout cas : le sport (le foot, le rugby), la chasse (la fameuse tête de biche accrochée comme un trophée chez l’oncle Jean-Claude), la musculation et la vision de ce que devrait être un corps masculin (et la compétition entre eux), le « gang » avec d’autres hommes (on a tous vu un jour ces bandes de mecs bourrées de stéréotypes sur la virilité, qui s’efforcent d’avoir une démarche virile, comme leurs paires (et pères), qui occupent beaucoup de place dans la rue, qui ont une façon bien précise de regarder les femmes, dont chaque mouvement est rongé par cette image de la virilité qui absorbe toutes leurs singularités et leurs sensibilités.)

En regardant un tableau où les danseurs sont assis en bande sur le bord du podium, j’ai réalisé à quel point ces hommes étaient des victimes de cette vision si dépassée de la masculinité, masculinité dont ils n’ont peut-être à peine conscience. Comme une espèce d’automatisme légué à la naissance : « Tu seras un homme mon fils. »

C’est en ça que la création d’Olivia Grandville est puissante. Chaque « scène », qui est à la croisée de plusieurs disciplines (chant, théâtre, danse, vidéo, performance), a une force de suggestion qui vous permet une vraie réflexion sur la masculinité et sa déconstruction, sans imposer un point de vue.

Les injonctions faites au genre féminin sont aussi abordées dans la deuxième partie : l’excision d’une petite fille de 12 ans, en Afrique, à qui on avait promis un bonbon à la saveur de cannelle et qui à la place, a vécu l’horreur, une femme qui demande à son compagnon de rester au téléphone avec elle pour éviter une potentielle agression dans la rue, mais aussi les injonctions des femmes sur les hommes : « Sers-toi de mon clitoris, j’ai un clitoris ! »

Pas de parti pris ici, pas de bourreau, pas de victimes. Ou alors si, nous sommes toutes et tous des victimes de ces injonctions sur le genre.

Il faut aussi parler de la musique, personnage à part entière. A travers une diversité de styles et d’époques, surgissent des figures masculines variées : « Love » de Nat King Cole et l’image du mâle crooner des années 50, « Invisibility boy » de Gainsbourg pour rendre visible une autre vision de la masculinité voire pour casser, flouter la césure entre genre féminin et masculin, un remix de la musique de Star Wars par NTM (qui est rapidement coupée par les danseurs et remplacée par un morceau de classique, parce que oui, ça peut vite devenir épuisant de coller à tout prix à cette image factice, inventée de toute pièce, de la virilité et qui varie d’ailleurs selon les classes sociales.

Je vous laisse la surprise du dernier « tableau », qui a provoqué la surprise et l’hilarité de la salle.

Après les saluts des danseurs, un petit rappel, peu habituel des spectacles chorégraphiques, qui a gardé la ferveur d’un public visiblement conquis. Sur l’impulsion d’Eric Nebie, originaire du Burkina Faso, qui se lance dans une danse endiablée et entraînante, les autres danseurs se retrouvent tous autour de lui, tentant d’imiter cette façon si vibrante, si rythmée de bouger le corps.

La pièce a le mérite de poser des questions essentielles à notre société actuelle : faut-il en finir avec la masculinité (toxique la plupart du temps) ? Si oui, comment ? Ne pourrait-on pas tout simplement arrêter avec toutes les injonctions faites au genre masculin et au genre féminin, qui pèsent tout autant sur l’un que sur l’autre pour qu’enfin, chaque individu puisse être qui il.elle a envie d’être, sans avoir à se soucier du jugement, du regard des autres ?

J’espère que la déconstruction de ces stéréotypes n’en est qu’aux prémices, en tout cas, Débandade me donne de l’espoir.

A.P.